Le cimetière d'Ingrandes a reçu le 27 avril 2005 le corps de Jean Ménager.


Il vivait à Angers, mais était resté Ingrandais de cœur : Le bon état des archives de la Commune est son œuvre ; presque tous les Bulletins Municipaux utilisent son travail d'archiviste bénévole et amateur, mais ô combien compétent.


Il est par sa grand-mère le descendant de vieilles familles ingrandaises, dont Dominique René Nicolle, marin invalide, devenu gabelou à la veille de la Révolution ; Il cousine avec les plus anciennes familles d'Ingrandes qui ont donné, entre autres, de nombreuses générations d'horlogers.


Principal Clerc de Notaire à Angers, il enseigna également à l'école de notariat, il doit à sa formation le sens de la méthode, la précision, l'ordre qu'il appliquera à ses recherches.


Curieux des traditions orales familiales, il a souhaité qu'elles ne s'oublient pas ; il ne pouvait se contenter d'être un merveilleux conteur pour ses 5 enfants, il a souhaité écrire ce que sa grand-mère et d'autres lui transmettaient. Se méfiant de la fragilité des témoignages humains, il a corroboré cette tradition familiale orale, à d'autres traditions, puis à la petite histoire locale et enfin la grande Histoire.


En retraite en 1974, il a pu s'adonner pleinement à ses recherches aux Archives du Maine et Loire, de Montrelais et de Nantes.


De 1977 à 1983, le maire de l'époque lui a confié le sauvetage des archives d'Ingrandes qui se présentaient comme un tas conoïde dans un grenier de la Mairie : situation tout juste préférable à celle qui régnait pendant la période 39-45, où ces archives servaient à allumer le poêle de l'institutrice...


Depuis 1980, la Mairie, aidée par une subvention d'Etat a réalisé la reliure des documents sauvés sous la forme de 23 ouvrages englobant nos archives depuis le XVIème siècle.


Ses écrits les plus élaborés sont consultables en mairie d'Ingrandes.


Monsieur Ménager laisse à ses enfants de nombreux documents pour qu'ils puissent continuer son travail. L'un d'eux occupe la propriété qui est dans la famille depuis plus de deux siècles, au nord des caves Grandin, c'est à dire de l'ancienne Verrerie Royale.


En plus, de son travail de chercheur rigoureux, Mr Ménager écrivait avec talent et humour, en mettant agréablement en situation la truculence de ses héros.


Le dernier Carré :


Vers le milieu du dix-neuvième siècle il y avait à Ingrandes au haut de la place de l'église une maison joignant celle où est installé le café (à l'Est du 4 place de l'église, maintenant) et qui la contournant débouchait en retrait sur la rue Bourgeoise (au Nord du 1 rue Bourgeoise) ; Les Ingrandais d'un certain âge se rappellent bien la vieille demoiselle qui il n'y a pas si longtemps y habitait ; Elle était fort connue, faisant paître son unique vache sur les bernes herbeuses des routes et récoltant les herbes sauvages qui quand on les connaît, guérissent des tas de maladies. Mais, vers 1850, il y avait là une petite épicerie où l'on vendait un peu de tout et le propriétaire ayant des vignes y avait adjoint un cabaret où il débitait son vin.


Tous les trois mois, le percepteur en résidence à Saint Georges sur Loire, chef lieu du canton, venait à Ingrandes et une de ses occupations consistait à payer les pensions à tous les estropiés des guerres napoléoniennes qui ont eu la chance de survivre à l'hécatombe. Il fallait voir tous ces gars d'Ingrandes, de Saint Sigismond ou de Villemoisan, faisant la queue devant la porte du percepteur ou en sortant, serrant précieusement les quelques billets parcimonieusement versés par le gouvernement .


Quand des gendarmes se rencontrent, ils se racontent des histoires de gendarmes mais nos briscards avaient beaucoup mieux à faire. Ils se dirigeaient cahin-caha vers le petit café du haut de la place promu au rang de quartier général et là, calés sur leur tabouret, biglant sur leur verre, ils entamaient le récit mainte fois radoté de leurs exploits. Les propriétaires de l'auberge avaient une petite fille qui tout en mangeant sa tartine de confiture assistait à ces grandes manœuvres. Elle aimait l'histoire, comment en aurait-il été autrement avec de tels professeurs. Alors défilait devant elle une invraisemblable série de balades dans des pays inconnus, car ces gaillards avaient traîné leurs bottes dans tous les coins de l'Europe, Italie, Egypte, et puis à nouveau Italie, Autriche, Prusse, Espagne, Russie. De quoi devenir imbattable en géographie sans ouvrir un bouquin. Le tout ponctué de noms d'autant plus abracadabrants que nos lascars les écorchaient avec leur patois de la Loire. Il y en avait même un qui prétendait, avec quelque vraisemblance, avoir vu le petit caporal en personne car il avait servi dans la garde impériale. Les politesses réciproques entraînant des tournées copieuses et successives réveillaient les vieux corps un peu engourdis, et amplifiaient l'épopée. Et la petite fille abasourdie par tout ce glorieux vacarme voyait comme dans un rêve des escadrons, sabre au clair, fonçant à bride abattue et des grenadiers, bonnets à poil en tête charger comme des fous, droit devant eux.
t puis inévitablement on abordait l'éternelle et jamais close controverse de la supériorité de l'infanterie sur la cavalerie. C'étaient des chamailleries et des criailleries à n'en plus finir. En fin d'après-midi, devant les tables jonchées d'un nombre respectable de bouteilles vides, seules victimes du combat, nos lascars se laissaient aller au recueillement ou à l'assoupissement. Et puis après une dernière tournée, le coup de l'étrier, ces glorieux débris, rassasiés de batailles et ivres de gloire s'extirpaient péniblement de derrière les tables, s'aidant mutuellement jambes, jambes de bois et béquilles confondues, rectifiant vaille que vaille la position, s'écriaient d'une voix qu'ils voulaient encore martiale « à la revoyure ».


Cette revoyure qui permettrait une fois encore de récrire l'histoire. Hélas, au fil des ans, les revoyures s'espaçaient car l'effectif du dernier carré allait en s'amenuisant. Il y avait de plus en plus de manquants à l'appel. Ces trompe la mort qui cent fois de Madrid à Moscou avaient défié la Camarde, s'écroulaient les uns après les autres, fauchés par un chaud refroidi ou une vieille cirrhose.
La petite fille devenue grande revint un jour sur les lieux de son enfance. Rien n'était changé. Seuls manquaient ses vieux compagnons d'armes. Mais elle crut entendre un écho lointain furtif comme un adieu, qui lui murmurait une ultime fois le nom des batailles gravées sur l'arc de triomphe de Paris.


J.B. GLOTIN